Article paru dans Le Monde du 29 décembre 2022
Abel MESTRE et Solène CORDIER
Face à l’afflux des dossiers, à Châlons-en-Champagne et à Bobigny, les magistrats s’adaptent.
Comment les tribunaux gèrent-ils l’afflux des affaires de violences conjugales qui arrivent dans les prétoires ces dernières années ? Quels sont les circuits efficaces pour répondre à ce contentieux massif : En 2021, 208 000 victimes de violences conjugales ont été enregistrées par les forces de l’ordre. La question mobilise les législateurs et l’exécutif : les députés viennent de voter en première lecture une proposition de loi – accueillie avec scepticisme par les magistrats et les avocats, créant des juridictions spécialisées en la matière, sur le modèle espagnol, associant « les pouvoirs du juge civil et du juge pénal au sein d’un « tribunal des violences intrafamiliales placé dans le ressort de chaque cour d’appel ».
En parallèle, une mission parlementaire, mandatée par la première ministre, Elisabeth Borne, réfléchit à des formes plus souples telles que la généralisation de pôles spécialisés, composés de magistrats formés, dans chaque tribunal.
Sur le terrain, des magistrats n’ont pas attendu pour revoir leurs organisations. Pour comprendre les nouveaux aménagements et les réflexions en cours, Le Monde s’est rendu à Bobigny et à Châlons-en-Champagne. Deux juridictions aux tailles et profils différents, chacune à sa façon engagée dans le traitement de ces affaires.
A Châlons-en-Champagne, un comité de pilotage avec tous les acteurs.
Dans une petite salle du tribunal de Châlons-en-Champagne, dans la Marne, une quinzaine de personnes sont réunies, en cette mi-décembre, pour évoquer les situations d’urgence en matière de violences conjugales. Tous les deux mois et demi se retrouvent ainsi des magistrats du siège et du parquet, des représentants des forces de l’ordre (police et gendarmerie) et du service de probation et d’insertion pénitentiaire, les associations qui accompagnent les victimes, le directeur de la maison d’arrêt.
L’exposé que leur déroule Camille Chabannes, la substitute de la procureure, illustre la variété et la complexité des situations de violences conjugales auxquelles est confronté au quotidien le monde judiciaire. Par exemple :
« Monsieur est sorti de prison et, malgré l’interdiction de contact avec la victime, les forces de l’ordre sont intervenues quelques jours après, alertées par les voisins, et les ont trouvés ensemble. A leur arrivée, Madame a dit que c’était juste une dispute et les policiers sont repartis » (ces faits, comme ceux des cas suivants, ont été légèrement modifiés dans un souci d’anonymat).
Autre cas : « Le couple a plusieurs enfants, Monsieur a exécuté plusieurs peines notamment pour violences. A sa sortie [de prison], le couple s’est remis ensemble, et la dame a demandé la révocation du bracelet anti rapprochement et la main levée de l’ordonnance de protection. » Ou encore : « Il y a une mesure d’assistance éducative en cours et, apparemment, Monsieur a proféré des menaces de mort contre la mère par l’intermédiaire de l’enfant. Il y a une interdiction de contact et le Téléphone grave danger de Madame a été renouvelé. On a de nombreux classements sans suite pour des menaces et du harcèlement »...
Pendant près de deux heures, chaque cas est exposé, discuté. « Ce comité de pilotage a été instauré en septembre 2021, après une circulaire de la chancellerie qui appelait à partager les informations sur les situations de violences conjugales, explique la substitute de la procureure en charge des atteintes aux personnes et référente violences conjugales.
A Châlons, nous en avons fait un outil opérationnel pour échanger avec tous les acteurs engagés dans la lutte contre les violences. On aborde les situations complexes, qui appellent une vigilance particulière, et on en profite aussi pour faire des retours d’expérience sur les difficultés qu’on rencontre. »
Ce jour-là, la procureure Ombeline Mahuzier en profite pour faire un recadrage. A plusieurs reprises, elle interpelle tel ou tel participant et martèle qu’ »a minima les informations diffusées dans ce copil [comité de pilotage] doivent être diffusées à vos équipes ». La magistrate, qui se dit volontiers « procureure et féministe », porte depuis son arrivée à ce poste en 2019 un projet global contre les violences intrafamiliales. Convaincue de la nécessité d’interroger les « biais de genre inconscients des institutions » pour améliorer la réponse aux justiciables, elle a trouvé une alliée en la présidente du tribunal, Jennyfer Picoury. Depuis trois ans, elles travaillent avec une ambition commune pour ce territoire largement rural : « Aller chercher les victimes qui ne passent jamais la porte du tribunal ou du commissariat. »
Toutes les organisations ont été revues dans cette optique. L’un des premiers actes de cette refondation s’est joué le 30 janvier 2020, quand les deux cheffes de la juridiction, au siège et au parquet, ont réuni tous les officiers de police judiciaire du ressort, les magistrats, la direction du greffe et les associations d’aide aux victimes pour présenter la nouvelle politique pénale et former, pendant une demi-journée, aux concepts clé tels que l’emprise, le cycle des violences, la stratégie des auteurs pour isoler leurs victimes. « Cela a permis en premier lieu l’affichage de valeurs partagées, résume Mme Mahuzier, et puis d’engager une dynamique collective autour de ces valeurs. » Dans les mois qui ont suivi, les formations se sont poursuivies et des outils ont été imaginés pour « fluidifier les circuits »
C’est le cas des « dossiers uniques de situation », qui rassemblent au même endroit toutes les informations sur une histoire de violence conjugale. Accessibles uniquement aux magistrats du parquet, ils sont d’une aide considérable pour prendre une décision en urgence en cas de signalement de violences.
Jennyfer Picoury en est convaincue, « si on ne travaille pas de manière concertée, on perd en qualité de justice ». Cela passe non seulement par des échanges renforcés entre magistrats du siège et du parquet, mais aussi par des partenariats étroits tissés avec les associations qui accompagnent les victimes, chargées d’évaluer le danger encouru, et qui proposent systématiquement l’entrée dans un « parcours de protection »
revêtant des formes diverses.
La transformation s’est faite quasiment à moyens constants ; seul un poste de chargée de mission a été ouvert, pour l’heure d’ailleurs vacant. Les résultats sont au rendez-vous. A Châlons, les classements sans suite en matière de violence conjugale ont chuté, les poursuites ont été multipliées par trois et le taux de réponse pénale atteint 98 % en 2021, contre 89 % en 2019.
Comme le relève la procureure dans le bilan de ces trois années d’actions, « la réactivité face à l’urgence est mesurable : plus de 50 % des condamnations ont été prononcées sur déferrement en 2021, contre seulement 26 % en 2018. Le nombre de Téléphones graves danger a été multiplié par dix, tout comme le nombre d’ordonnances de protection ».
L’effet se fait, en revanche, sentir sur les autres contentieux, comme les atteintes aux biens, pour lesquels les délais de traitement sont allongés. « On ne fait pas plus de classement sans suite, mais on écoule plus lentement le stock », reconnaît Ombeline Mahuzier.
« On ne fait pas plus de classement sans suite, mais on écoule plus lentement le stock »
A Bobigny, un projet de filière spécialisée
Ce sentiment d’être face à un mur de dossiers et l’angoisse d’être submergé, le tribunal judiciaire de Bobigny les connaît bien. Dans la deuxième juridiction de France, les dossiers de violences conjugale ont pris une dimension inédite : leur nombre a augmenté de 100 % entre 2017 et 2021, passant de 577 à1 153. C’est peu dire que la situation est urgente. Pour y faire face, les chefs de la juridiction de Seine-Saint-Denis, le président Peimane Ghaleh Marzban et le procureur Eric Mathais, ont comme projet de mettre en place une filière consacrée aux violences conjugales. Depuis 2020, une audience mensuelle est consacrée à la question au tribunal de proximité de Saint-Denis. Ce circuit court et prioritaire permet déjà de désengorger la chambre correctionnelle, totalement embolisée. Mais cette solution n’est pas suffisante.
La gestion des dossiers de violences conjugales et intrafamiliales prend de plus en plus de poids et d’importance. Il s’agit non seulement de traiter la masse des affaires mais aussi d’assurer un suivi, d’analyser la dangerosité des personnes et des situations.
A Bobigny, comme à Châlons-en-Champagne, le scénario privilégié n’est ainsi pas de lancer une nouvelle juridiction qui, dans les faits, créerait une complexité et nécessiterait de tout réorganiser. Sans parler du problème de proximité et d’accès au juge, puisque ces nouvelles juridictions devraient prendre place dans les cours d’appel. La préférence, à Bobigny, se porte donc sur l’idée d’un pôle qui coordonne et récupère les informations entre les différents services. Aujourd’hui, l’une des principales difficultés est une organisation en tuyaux d’orgue, où chaque juge reste cantonné à son domaine.
L’idée centrale de la création d’un pôle est, au contraire, de tabler sur une meilleure organisation qui permette d’assurer la traçabilité des situations entre tous les acteurs concernés : juges correctionnels, parquet, juge aux affaires familiales, voire juge des enfants. Chaque magistrat resterait compétent dans son domaine mais travaillerait avec tous les maillons de la chaîne judiciaire dans un souci de transversalité. Le but : avoir une vision panoramique de chaque situation.
Ce pôle, s’il était lancé, aurait trois objectifs. D’abord, créer une permanence supplémentaire au parquet qui serait consacrée aux violences à l’intérieur du couple et, si les moyens le permettent, aux violences intrafamiliales. Deuxième objectif : une gestion coordonnée de tous les moyens de protections comme le Téléphone grave danger, le bracelet anti rapprochement ou les ordonnances de protection. Enfin, il faudrait renforcer les capacités de jugements de ces dossiers complexes, à la fois pour faire face à la masse mais aussi pour aller plus vite.
Mais tout dépendra des moyens que le tribunal de Bobigny pourra obtenir. Idéalement, il faudrait pouvoir mettre en place une ou deux audiences collégiales (avec plusieurs juges) par semaine, et deux audiences hebdomadaires avec un juge unique. Concernant les effectifs, il s’agirait d’avoir trois juges correctionnels pour le jugement des affaires, trois procureurs, trois assistants spécialisés et cinq greffiers. Soit une vingtaine de personnes. Un chiffre énorme.
Les embauches prévues sur le quinquennat au niveau national (1 500 magistrats et 1 500 greffiers) donnent de l’espoir, mais tout dépendra de la répartition de ces nouvelles recrues sur le territoire. Et leur arrivée ne se fera pas immédiatement, notamment en raison de la formation nécessaire. Le chemin est encore long.